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« COMME LE TORERO FACE AU TAUREAU »

Interview de Pierre Giacometti pour le dossier « Les Français et leurs présidents ».

L’Express : Comment définiriez-vous le lien que les présidents de la Ve République ont établi avec les Français ?

Pierre Giacometti : La fonction est immuable, mais elle est incarnée de manière différente par chacun des huit présidents, selon leur tempérament et le contexte historique de leur mandat. En 1958, dans le tumulte de la crise algérienne et le délitement politique qui marque la fin de la IVe République, la relation entre de Gaulle et les Français répond à une attente : redonner au pouvoir politique une colonne vertébrale grâce à un président doté d’une autorité forte et stable. Le plébiscite des Français lors du référendum en faveur de l’élection au suffrage universel direct valide l’intuition gaullienne. Le lien direct entre l’élu et le peuple consolide la prééminence présidentielle, si longtemps combattue par la gauche jusqu’à l’élection de François Mitterrand en 1981.

Mais cette autorité restaurée est restée malgré tout la marque de fabrique de ses successeurs, non ?

Oui, bien sûr ! Grâce aux rituels et aux symboles propres à l’exercice de la fonction, d’abord. Mais surtout parce qu’ils bénéficieront tous d’institutions leur accordant des pouvoirs étendus et d’une stabilité produite par le mode de scrutin majoritaire. Pourtant, cette relation avec les Français évolue après de Gaulle. Tous les successeurs chercheront à installer, avec plus ou moins de succès, de la proximité et de l’écoute. C’est la question obsessionnelle qui hante les locataires de l’Elysée : comment lutter contre la distance inhérente entre le palais et le peuple. Georges Pompidou y répondra par l’incarnation d’une culture et d’un mode de vie très français. Viendra ensuite VGE, président « moderne » qui s’essaie aux rendezvous de proximité en dînant chez les Français et en invitant des éboueurs rue du Faubourg-Saint-Honoré. Face à l’impopularité, François Mitterrand tentera contre son tempérament de renouer avec les Français par des interviews plus accessibles et profitera, en tacticien hors pair, de la cohabitation avec Jacques Chirac pour apparaître comme le protecteur des plus faibles. Jacques Chirac avalera les kilomètres pour ses multiples déplacements dans les territoires. Nicolas Sarkozy recourra à un registre nouveau d’images choisies et de prises de parole franches et directes. François Hollande adoptera la fameuse ligne du président normal. Emmanuel Macron a cherché à rompre avec cette évolution en redonnant de la valeur au rituel et au sacré. Mais la crise de ces derniers mois a effacé Jupiter. Le président essaie désormais, et non sans difficultés, de retrouver le lien perdu en ayant recours à deux registres clefs : l’empathie et la contrition.

Entre l’autorité et l’écoute, quelle est la meilleure stratégie ?

Il n’y a pas de version idéale ! C’est une question d’équilibre. Mais s’il y a bien un enjeu essentiel qui concerne tous les dirigeants – l’univers de l’entreprise y compris -, c’est celui de l’authenticité. Dans une société où la défiance s’est installée partout, et singulièrement à l’égard de la politique, la question n’est plus seulement la pertinence et la véracité des arguments, mais l’authenticité de l’émetteur. Les fameuses séquences de com’ et les artifices de ce que j’appelle la « com’ d’avant » sont très rapidement détectés par des citoyens devenus, à juste titre, paranoïaques. L’ère des coups de com’ est derrière nous. L’authenticité ne peut plus se limiter à une série de formules, elle a besoin de durée et de preuves. Pour un président, désormais, la question essentielle, c’est de trouver le bon équilibre entre les registres de l’autorité et de la proximité, en sachant à la fois être proche et prendre la distance nécessaire au bon moment, comme le torero face au taureau.

Comment décrire la relation d’aujourd’hui entre les Français et leur président ?

De plus en plus ambivalente. Le quinquennat a renforcé la responsabilité solitaire du président dans les choix décisifs. Au quotidien, il n’y a plus guère de sujets qui lui échappent.

Le Premier ministre est plus que jamais considéré par les Français comme un « second ». Et ne parlons pas des ministres, voués à un rôle et à une influence de plus en plus négligés par l’opinion. Quand ça va mal, c’est le président, et lui seul, que les Français regardent. Dans le même temps, le doute et le scepticisme ont gagné du terrain. Tout-puissant par son mode d’élection hors norme et porté par des institutions taillées à cette mesure, le président est pourtant devenu aussi au fil des années la première représentation de l’impuissance du politique. On attend à la fois tout de lui, et plus rien.

Parlons de Nicolas Sarkozy. Comment voyait-il son lien avec le pays ?

En phase avec son tempérament! Un lien tout sauf neutre. Dans son livre La France pour la vie, Nicolas Sarkozy fait le récit de ce vertige qui saisit celui qui arrive à l’Elysée un jour de mai. Il évoque son engagement maximal, n’imaginant pas une journée sans « mouiller le maillot ». Cette « furia » lui a fait admettre encore récemment qu’il ferait sans doute différemment aujourd’hui.

Comment a-t-il pensé et construit ses relations avec les Français ?

J’ai le souvenir d’un mandat durant lequel il est toujours soucieux, semaine après semaine, de ne pas perdre ce fameux lien, surtout après le déclenchement de la crise de 2008. Quels déplacements? Quelles prises de parole? Quels contacts physiques avec les Français? Mais cette méthode a aussi eu ses revers. La relation de Nicolas Sarkozy avec les Français est une histoire quasi passionnelle, rarement à l’abri des controverses. Et pas franchement langue de bois. Avec lui, même si le temps fait son travail de polissage, rien ne se construit dans la demimesure ou dans le consensus mou.

Quand il y a rupture entre un président et les Français, est-ce définitif ?

Je ne crois pas à la fatalité de la dégradation. C’est l’exercice du pouvoir qui éloigne et qui construit le décalage entre la phase de conquête, par nature exaltante, et celle de l’action, confrontée aux réalités. Mais il est vrai que tous les présidents ont essayé de lutter contre l’impopularité et la déconnexion avec le pays en cherchant à recréer du lien, notamment par des prises de parole susceptibles de marquer les esprits. Avec plus ou moins de réussite. François Mitterrand s’adonne à une interview d’un nouveau genre avec Yves Mourousi en 1985. Jacques Chirac, décontenancé, avoue son incompréhension face aux jeunes l’interrogeant en direct à la télévision en 2005 à la veille du référendum sur la constitution européenne. Un peu plus tard, Nicolas Sarkozy accepte de dialoguer avec une dizaine de Français dans un format direct et horizontal. François Hollande ouvrira les portes de l’Elysée aux journalistes par le retour des conférences de presse. Et Emmanuel Macron cherchera, comme ses prédécesseurs, à renouer le lien en étant le premier à accorder dans la même semaine deux interviews télévisées. L’histoire montre que ces initiatives souvent ponctuelles ne changent pas profondément le cours de l’opinion. La clef réside peut-être dans une révision assez drastique des stratégies de conquête du pouvoir. L’attente d’authenticité ne peut plus être le domaine réservé de l’exercice du pouvoir. La réponse et le récit doivent s’installer dès la campagne électorale.

L’élection d’Emmanuel Macron, qui n’avait jamais été un élu local, marque-t-elle une évolution ou simplement une exception à la règle ?

Chaque phase de conquête du pouvoir a son histoire propre. Celle de Macron correspond à un concours de circonstances politiques exceptionnel. Le fait de pouvoir s’appuyer sur une histoire passée avec les Français n’offre pas non plus de garantie absolue. Le passé l’a montré! Je ne crois pas que les Français fondent leur point de vue sur un CV. Ils jugent sur pièces, et plus sévèrement qu’avant. Depuis Valéry Giscard d’Estaing, ils ont pris l’habitude de sanctionner le pouvoir présidentiel, comme pour montrer qu’ils gardent le contrôle ultime sur une classe politique à laquelle ils ne croient plus. Et si Mitterrand et Chirac, lors de leur premier mandat, avaient connu le quinquennat, ils auraient probablement, eux aussi, été battus comme Sarkozy et Hollande. C’est bien le mandat à sept ans qui a sauvé Mitterrand et Chirac. Leurs défaites aux législatives de 1986, de 1993 et de 1997 ont aussi été des sanctions personnelles.

Comment la société française, de son côté, a-t-elle évolué dans sa perception du président ?

Parmi les grandes démocraties occidentales, nous restons une exception. Nous élisons un président à partir d’un processus à deux tours. Dans le même temps, la société politique s’est radicalisée, et pas seulement en France : montée des extrêmes et des populismes, rejet de la politique, crispations multiples alimentées par les réseaux sociaux. Dans cet environnement nouveau, le système du choix électoral présidentiel ressemble à une mécanique d’élimination. L’élu est le moins rejeté de tous! On élimine une large partie des candidats au premier tour pour n’en garder que deux, et on écarte en dernier ressort le moins acceptable ou le plus détesté des finalistes quinze jours plus tard. Je suis toujours frappé de voir à quel point ce système suscite un mélange d’incompréhension et de perplexité quand on essaye de l’expliquer à l’étranger.

Qu’est-ce que cela change pour le président élu ?

Cette tendance crée immanquablement une forme d’hyperinstabilité de l’opinion. Les périodes d’état de grâce sont devenues fugaces et trompeuses. Les courbes de popularité sont soumises à des secousses très sensibles à la conjoncture. Et au moment de juger leur président, les Français prennent de moins en moins en compte les sensibilités politiques.

C’est l’impopularité nettement majoritaire de François Hollande dans l’électorat socialiste qui lui a fait comprendre qu’il valait mieux ne pas se représenter en 2017. Au fond, si les Français restent majoritairement très attachés à l’élection du président au suffrage universel et qu’elle reste l’élection la plus protégée de la montée de l’abstention, c’est parce qu’en un demi-siècle choisir son président est devenu pour les Français une affaire très personnelle et exclusive, comme celle du choix de s’en séparer, pour mieux se convaincre que c’est bien là la première prérogative citoyenne leur permettant d’influer encore sur le cours des choses.

 

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