Réelles ou fantasmées, déformées ou amplifiées, certaines anecdotes tiennent une place à part dans la mythologie des entreprises, au point de passer à la postérité. Que nous révèlent-elles du monde du travail – et de nous-mêmes ? Chaque mois, No Com décrypte l’une de ces « tattoo stories » emblématiques. Premier épisode : le badge vert d’IBM, allégorie d’une obsession sécuritaire.
Oseriez-vous refouler votre boss, pour défaut de présentation de badge… de surcroît s’il s’agit du tout-puissant président du groupe, réputé pour son austérité et sa poigne ? Estelle Burgher, elle, n’a pas hésité face à Thomas Watson, patron d’IBM de 1924 à 1956.
L’affaire est relatée en détail dans un passionnant ouvrage publié en 1969 sous la plume de William H. Rodgers, biographe du fondateur de la célèbre firme*.
Maintes fois commentée depuis, cette étonnante histoire est de celles que les employés se plaisent à colporter à la machine à café, génération après génération, lui conférant peu à peu son caractère invérifiable, nimbé d’un parfum de légende. Qu’importe si les versions se contredisent, si le prénom de l’héroïne varie d’une source à l’autre, si certains détails sentent l’exagération. Qu’importe si la puissance de la fable l’emporte sur la justesse des faits ; l’essentiel est ailleurs.
Jour d’inspection à l’usine
Rembobinons. La scène se passe dans l’État de New-York, dans les années 40. De l’autre côté de l’Atlantique, la guerre s’intensifie en Europe. Ce jour-là, Watson et son équipe effectuent une inspection dans l’usine d’Endicott, chargée de produire du matériel de pointe, hautement stratégique. Quelque temps auparavant, Watson avait déploré des failles en matière de sécurité en visitant une autre usine d’IBM à Poughkeepsie, sur les rives de l’Hudson. L’ayant reconnu, personne n’avait osé le contrôler… et le patron s’en était plaint auprès des responsables.
À Endicott, il ne va pas être déçu ; Estelle Burgher ne plaisante pas avec le protocole. Sa physionomie chétive n’impressionne guère, pourtant. C’est à peine si on la remarque. Rodgers la dépeint, avec une pointe de paternalisme, comme une « jeune mariée de vingt-deux ans pesant 40 kg ». Dans sa présentation des faits, l’universitaire américaine Joanne Martin précise qu’elle flotte dans un uniforme « bien trop grand » pour elle** . Son époux, engagé dans l’armée, est parti en mer. Elle a, de ce fait, obtenu un emploi jusqu’à son retour, comme le voulait l’usage en temps de guerre. Les femmes, rappelle Rodgers, formaient un contingent d’employées d’une fidélité à toute épreuve. Burgher est l’une d’elles.
Une intrépide jeune mariée
Sa mission ? S’assurer que les personnes pénétrant dans les zones sécurisées de l’usine portent le badge d’autorisation requis. Escorté d’un aréopage de cadres de l’entreprise, voici que Watson s’approche du secteur sensible où notre héroïne monte la garde. Le patron arbore un badge orange, suffisant pour circuler partout ailleurs dans l’usine, mais pas pour franchir cette porte, où un badge vert est exigé. « Je tremblais dans mon uniforme », se souvient Estelle Burgher, citée par Rodgers. « Il cachait mes tremblements mais pas ma voix. »
« Je suis désolée, vous ne pouvez pas entrer.
Votre accès n’est pas reconnu. »
Ni une ni deux, elle s’interpose : « Je suis désolée, vous ne pouvez pas entrer. Votre accès n’est pas reconnu. » Ce face-à-face la hantera longtemps : « Je savais très bien qui il était », précisera-t-elle par la suite, mais « c’est ce que nous étions censés dire ». Stupeur chez les hauts cadres d’IBM, sidérés qu’une simple employée se permette de refouler poliment le boss du groupe. « Vous ne savez pas qui c’est ? » s’émeut l’un d’eux. La foudre va-t-elle s’abattre sur elle ? Watson lève la main pour faire cesser le tumulte, tandis qu’un des membres de la délégation s’éclipse pour récupérer un badge vert. Al Good, directeur de la sécurité, félicitera la jeune femme pour son sang-froid. Un geste passé à la postérité.
De la culture d’entreprise à la fierté collective.
Comment expliquer l’impact de cette histoire ? Et que nous raconte-t-elle véritablement, au-delà de son caractère anecdotique ? « Pour nous, c’est une tatoo story précieuse et idéale, de celles qui s’impriment d’emblée dans les mémoires », commente Paul-Marie Chaumont, directeur général France chez No Com, où l’on considère qu’une entreprise se définit par la somme de ses histoires. Selon lui, la force du cas IBM tient en premier lieu à sa capacité de manifester le passage de la règle à la culture d’entreprise, et de la culture d’entreprise à la fierté collective.
Deuxième élément clé : une tension dramatique digne des meilleurs scénarios. Le patron va-t-il entrer ? Acceptera-t-il de se plier à la règle ? La jeune employée va-t-elle se laisser intimider ? Un suspense appuyé par un casting de héros jouant sur les contrastes : l’humble gardienne et le directeur redouté, l’entourage qui souffle sur les braises… « Et puis, ce qu’on adore, c’est qu’on y retrouve des détails qui lui confèrent cette touche d’authenticité : le badge vert, l’uniforme trop grand… Ils n’ont pas pu être inventés ! Et comme toute bonne histoire, il y a une morale universelle, que chacun peut s’approprier », développe Paul-Marie Chaumont. Les Fables de La Fontaine, façon « Le lion et le moucheron », ne sont pas si loin : « Ici, la leçon porte sur l’exemplarité des chefs, ou la suprématie de la règle sur les privilèges ».
La bonne histoire est toujours virale
« Chez No Com, nous croyons à la valeur inestimable de ces histoires, surtout quand elles entrent en résonance avec la stratégie de l’entreprise ; dans le cas d’IBM, l’exigence suprême de la sécurité. Tout notre métier est là : aligner le récit de la stratégie de l’entreprise, le récit du patron et le récit de la marque », conclut Paul-Marie Chaumont, qui voit dans ces tatoo stories un levier d’une force inégalée, dont les salariés eux-mêmes s’emparent. Une bonne histoire ? « C’est une histoire que les gens répètent. » Pensez-y avant d’oublier votre badge.
*Think, A Biography of the Watsons and IBM, 1969
**Organizational culture, mapping the terrain, 2001
F-X M.