Culture

ESSAI : RESTER À FLOT DANS LE TORRENT NUMÉRIQUE

Submersion, de Bruno Patino, Grasset, 144p

Le livre en quelques mots 

Le dérèglement climatique nous habitue aux phénomènes de « submersion marine ». Il faut désormais compter avec la submersion virtuelle. Dans son dernier essai Submersion (Grasset, 2023), Bruno Patino interroge notre capacité à surnager dans le torrent numérique. Saviez-vous que nous passons 40% de notre vie éveillée en ligne ? Que nous sommes 4,7 milliards à interagir sur les réseaux sociaux et que l’humanité produit chaque jour 2,5 quintillions d’octets* de données ? Un océan de textes, d’images, de sons, de messages, de codes, de programmes « qui constituent notre environnement direct, et finissent par le remplacer », comme l’écrit le président de la chaîne Arte. 

Dans la droite ligne de ses précédents ouvrages La civilisation du poisson rouge : petit traité sur le marché de l’attention (Grasset, 2019) et Tempête dans le bocal : la nouvelle civilisation du poisson rouge (Grasset, 2022), Bruno Patino continue de filer la métaphore océanique pour analyser notre rapport aux écrans. Ce qui a changé ? La masse d’informations et de sollicitations auxquelles nous sommes soumis. « Le flot est devenu un déluge. Il nous submerge. Sa vitesse tue le temps. Son volume asphyxie l’espace. » Résultat : nous ne savons plus choisir. On a tous fait l’expérience d’une soirée à “swyper” en vain sur Netflix, sans parvenir à faire un choix. Comment garder la main face au déferlement d’images, de sons et de notifications ? Et rester libres à l’heure des algorithmes et de l’IA ?  

Ce que cet essai nous dit des récits 

Cette submersion modifie notre rapport à l’existence et le récit que nous nous racontons de nous-même et de notre inscription dans le monde. Bruno Patino interroge notre capacité à distinguer le réel et la fiction, face à l’augmentation exponentielle des stimuli. « Nous vivons déjà, en partie, dans l’empire du faux, et sommes influencés par des entités fictives », décrit l’auteur, en évoquant les concerts « voyage » d’Abba à Londres, où l’on a vu des avatars en 3D plus vrais que nature revisiter le répertoire du célèbre groupe de pop suédois. Après quelques minutes, le public, d’abord étonné, consent au subterfuge et agit comme si les personnages étaient réels. « Quand on a envie d’y croire, la fiction est plus douce que la réalité », avance Bruno Patino, qui se demande si la submersion n’annonce pas l’avènement du « grand simulacre ». Mais voilà : il serait vain de s’extraire de cet univers numérique, qui fait partie de notre vie. Le défi consiste au contraire à « penser à travers lui, et par lui » et à passer « de la pensée scientifique à la pensée littéraire » : « le défi de l’humain face au réseau n’est pas de nature technologique mais plutôt de nature philosophique », insiste-t-il. La suite de l’histoire reste à écrire. 

Notre avis 

Cet essai stimulant nous invite à reprendre le contrôle de nos usages numériques, sous peine de devenir des « ruminants sous hallucinogènes ». Bruno Patino a le sens de la formule et ce « page turner » se lit d’un trait, tant il résonne avec des questions que l’on se pose tous. Le constat peut paraître inquiétant mais l’auteur ne ferme aucune porte. Car le rêve et l’inattendu subsistent, tapis sous le maquis des données numériques : « Les tempêtes et la submersion occultent le merveilleux, toujours possible : accueillir la rencontre et le partage, la découverte et la mise en commun des connaissances, la mobilisation sociale et politique, l’intelligence collective, l’universel à portée de clic, l’expérience personnelle curieuse de l’expérience des autres. » Si ces promesses n’ont pas disparu, « pour les retrouver il faudra nous armer. » 

L’autre force de l’ouvrage est de mêler constamment réflexions philosophiques et références culturelles. On prend de la hauteur en gardant les pieds sur terre. Comme une invitation à habiter plus intensément le monde, y compris numérique. Au fond, il s’agit pour chacun d’apprendre à dompter l’écran, de l’humaniser pour en tirer le meilleur. Notre soif d’absolu ne pourra se satisfaire durablement d’une vie sous lumière bleue. La vague est puissante. Mais il n’est pas dit qu’elle nous engloutisse. 

F.-X.M. 

* soit 2,5 milliards de trilliards, autrement dit un chiffre… vertigineux.