Culture

Essai : quand les marques racontent ce que les politiques ne racontent plus

Le roman national des marques, Raphaël Llorca, éditions de l’Aube (15 septembre 2023).

L’essai en quelques mots : communicant et spécialiste des marques, des imaginaires de consommation et de la politique, Raphaël Llorca nous livre une thèse stimulante : aux yeux -ou plutôt aux oreilles- des Français plus « personne » ne « raconte » la France. Les politiques, dont le rôle était de porter une « certaine idée de la France », ont peu à peu perdu cette capacité à créer des imaginaires collectifs : de « conteurs » ils sont devenus « compteurs ». Les Français ne s’y retrouvent plus. Ils sont en « souffrance narrative ». Intellectuels ou humoristes pourraient s’engouffrer dans la brèche, mais eux-aussi sont gagnés par la narration personnelle, « l’autofiction ». Le nombrilisme peine à dessiner l’horizon. La télévision, en perte de vitesse et qui parie sur la délinéarisation, ou les plateformes, qui atomisent leur offre, ne comblent pas non plus ce vide.

Or, dans une société archipélisée, le partage d’une pratique de consommation reste l’un des rares moyens pour les citoyens de forger un sentiment d’appartenance commune. Par ce biais, les marques se sont substituées de fait aux politiques, aux écrivains et aux intellectuels, dans l’énonciation du roman national. Elles jouent au XXIe siècle le rôle des romans du XIXe. 64% des citoyens-consommateurs « préfèrent consommer une marque qui parle de la France » (Ifop 2022). Comme nul autre médium, elles fondent des imaginaires au plus proche du vécu des individus, construisent des référentiels moraux, diffusent l’esprit du temps si bien qu’on assiste à « une privatisation des imaginaires nationaux ». Pour le meilleur, quand elles réduisent les clivages en traitant les angles morts du débat public (Carrefour qui s’engage sur l’endométriose avant que le gouvernement ne s’empare du sujet); en éclairant certaines réalités sous un jour nouveau (Heetch qui montre une image positive de la banlieue) ; en cherchant à créer du commun (La Vie qui plaide pour la réconciliation alimentaire avec ses lardons végétaux…). Pour le pire, selon l’auteur, quand ce mécanisme est récupéré par l’extrême droite à son profit, via un « national-consumérisme », qui entre en résonance avec les aspirations croissantes de l’opinion en matière de pouvoir d’achat.

Ce que cet essai nous dit du récit : Raphaël Llorca parvient, enquêtes d’opinion et exemples venus de la fiction ou de la publicité à l’appui, à objectiver l’intuition de Napoléon dans son Mémorial de Saint-Hélène selon laquelle « l’imaginaire guide le monde », ce que Jacques Pilhan avait actualisé en disant que « le réel est dans l’écran ». Autrement dit, le récit est la matrice de nos convictions et de nos actes. Son originalité : montrer que là où les émetteurs institutionnels ont perdu les clés du roman national, l’imaginaire collectif est aujourd’hui largement façonné par les marques. Elles doivent non seulement en prendre conscience mais assumer une « responsabilité narrative » pour contribuer à réduire les fractures françaises.

Notre avis : l’essai foisonnant de Raphaël Llorca passionne, quand, minutieusement, il s’attache à démontrer la substitution des politiques par les marques et du citoyen par le consommateur, sous l’effet atomisant du marché. Il convainc quand il appelle les marques à s’emparer positivement d’un rôle de conteur national laissé vacant. Mais certains aspects de son analyse ne manqueront pas de susciter le débat sur la fin : faire commencer le roman national en « 1789 » ou rapprocher le discours du Rassemblement national du concept de « micro-fascisme ». La guerre des imaginaires, par la grâce des marques, a de beaux jours devant soi.

Pierre de Feydeau