Risquer la prudence – Une pratique de la sagesse antique, Catherine Van Offelen, Gallimard, 184 p., 20 €.
Le premier essai de Catherine Van Offelen est de ces textes qui marquent, simples et habités. Dans un monde miné par les crises, la journaliste fait le pari de la mémoire et du temps long. Les clés pour naviguer dans l’incertitude seraient-elles sous nos yeux depuis toujours ? Il suffit parfois de souffler sur la poussière. C’est ce que fait Catherine Van Offelen en convoquant Aristote et l’antique phronèsis, souvent traduite par la notion de prudence. Oui mais… le précautionnisme et le manque d’audace ne sont-ils pas, précisément, à la source de l’atonie contemporaine ? Le principe de précaution – constitutionnalisé il y a vingt ans – a essaimé jusque dans nos vies ; on se met à avoir peur de tout, alors que les risques sont de mieux en mieux maîtrisés. A-t-on vraiment besoin d’exalter la prudence ?
C’est qu’il y a méprise. Le mérite de cet essai est de tordre le cou à une idée reçue : non, la vertu de prudence n’est pas celle qu’on croit. Pour les Grecs, elle désigne « le flair dans l’action, l’art de s’adapter aux circonstances, la sagacité de celui qui discerne le bon chemin dans le clair-obscur du réel. C’est une intelligence pratique, avec sa rationalité mais aussi avec sa part mystérieuse d’intuition, de finesse et de vivacité d’esprit. » Tout sauf l’apologie du risque zéro ! Sous la plume agile de Catherine Van Offelen, la pensée du vieux philosophe semble étonnamment proche, taillée pour les défis d’aujourd’hui.
S’entremêlent au fil des chapitres l’écho des grands textes du patrimoine (Epicure, Dante, Maritain…), la mémoire de figures historiques (Napoléon, Simone Veil, Al Capone…), tout autant que les soubresauts de l’actualité (l’IA, les épidémies, le réchauffement climatique…). Cette capacité à naviguer entre les époques et les sujets éclaire le parcours de l’essayiste. Après des études littéraires et européennes, sa première vie professionnelle en tant que consultante en sécurité internationale l’a confrontée très concrètement à la nécessité d’agir avec lucidité dans des contextes risqués. Sans doute est-ce cette expérience, dans le feu du réel, qui donne à sa relecture de la phronèsis une telle acuité.
Ce livre exigeant mais accessible résonnera de façon particulière pour tous les dirigeants d’entreprise, tant les décisions stratégiques doivent tenir compte d’un horizon résolument imprévisible et illisible.
Si ce texte sonne juste, c’est aussi parce qu’elle ne tait rien des doutes existentiels qui l’ont taraudée dans sa jeunesse, jusqu’à ce qu’elle fasse sienne la praxis des anciens en trouvant son propre cap. Soucieuse d’aller au-delà du champ théorique, Catherine Van Offelen s’attache à mettre au jour « le trésor oublié » de la phronèsis, réveillant avec vigueur le fantôme d’Ulysse, dont la capacité d’adaptation face aux aléas, la ruse et l’intelligence des situations peuvent tous nous inspirer. Ce livre exigeant mais accessible résonnera de façon particulière pour tous les dirigeants d’entreprise, tant les décisions stratégiques doivent tenir compte d’un horizon résolument imprévisible et illisible.
Mais comment s’y prendre ? Quelques intuitions, à la fois simples et bien senties, émergent à la lecture de l’ouvrage. En voici quelques-unes :
1. L’observation : prendre le temps d’envisager tous les chemins possibles face à une situation donnée ; le discernement est un muscle qui s’exerce.
2. La créativité : cultiver sa souplesse d’esprit, son émotion, son imagination et son éloquence pour inventer ses propres solutions.
3. L’obstination : accepter l’idée que le bon jugement se forge au prix d’un long processus, l’intelligence constamment en éveil.
Catherine Van Offelen plaide pour une prudence audacieuse : « Dans l’action, il y a le doute ; dans le doute, il y a le risque. Le phronimos est celui qui se trouve sur la ligne de front du risque. Exposé au danger, il l’entrevoit lucidement, l’évite quand il le peut, l’affronte quand il le doit. » Comprendre le monde, surmonter nos paralysies. Et oser. Ce livre pourrait bien réveiller votre intrépidité. Prudence !
François-Xavier Maigre