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Ce que nos assiettes racontent de nous (et de la société)

Le 2 juillet 2025, l’émission Top Chef a clos sa seizième saison, laissant derrière elle bien plus que des recettes et des épreuves culinaires. Cette émission emblématique dévoile des histoires de vie, des combats personnels, des émotions partagées. La cuisine, une fabrique du récit qui ne dit pas son nom ?

Le carrelage froid de la cuisine, la nappe plastifiée, la radio qui grésille sur France Bleu. Des moments qui ne reviendront plus, mais qu’on peut encore faire réchauffer, dans une cocotte. Manger, c’est toujours goûter un peu d’hier. 

Dans le film culte d’animation Ratatouille (2007), le critique Anton Ego replonge en un éclair dans son enfance, le temps d’une bouchée. Ce n’est pas par hasard si la cuisine nous ramène plus vite à l’enfance qu’un album photo. Selon Rachel Herz (1), psychologue spécialiste de la mémoire olfactive, l’odorat est le seul sens directement connecté à l’hippocampe, cette zone du cerveau qui traite souvenirs et émotions. Patrice (2), 32 ans, confie qu’en retrouvant les barres chocolatées Balisto de son enfance, il a ressenti « des souvenirs d’innocence, de dépendance aux parents ». Martine (3), 35 ans, figée devant un paquet de barquettes LU, évoque « à la fois de la joie et des regrets ». 

Et puis il y a ceux pour qui tout revient à l’ouverture d’une Pom’Potes : l’odeur acidulée, la poche plastique écrasée à deux mains, les retours d’école. C’est tout un langage qui se déploie, fait de chaleur, de texture, d’arômes. A peine entrouverte, la porte du four peut réveiller un dimanche entier.
Mais cette mémoire ne se limite pas au passé. Elle agit aussi au présent, comme un ancrage.

Sauvés par la cuisine

Plusieurs chefs racontent comment la cuisine les a sauvés. C’est le cas de Quentin Mauro, grand gagnant de la seizième saison de Top Chef : « Je me suis totalement détruit, et c’est la cuisine qui m’a reconstruit ». Le plat qui nous a marqué ? Une tuile brisée, en hommage à sa mère décédée.

Pierre Gagnaire, lui, se souvient d’avoir dévoré compulsivement des agrumes après la mort de son père. Trente ans plus tard, ils dominent encore sa cuisine : « ce sont des fragments de vie » (5) souligne Stéphane Rotenberg dans ce huitième épisode de Top Chef.

Le sociologue Jean Pierre Corbeau l’explique simplement : « Dans un contexte de crise profonde et durable, les repas pris en commun répondent à un besoin d’apaiser l’anxiété ambiante, de combler la solitude et de construire des complicités qui nous rassurent » (6). Autrement dit : la cuisine ne soigne pas tout, mais elle apaise.

Des marques ont intégré cette fonction de réassurance dans leurs espaces. C’est le cas des Bouillons Chartier, où l’on ne vient pas seulement pour déjeuner, mais pour retrouver un morceau de France populaire, généreuse, immuable. Banquettes en moleskine, nappes en papier, serveurs en gilet noir, brouhaha joyeux et plats d’antan. Un théâtre de convivialité, où chacun rejoue ses souvenirs de cantine ou de dimanche chez les grands-parents.

L’histoire derrière le plat

Pour Charlie Anne, finaliste de Top Chef saison 15, la technicité est toujours secondaire (7) : « moi, ce qui m’intéresse dans la cuisine, ce n’est pas la technique mais l’émotion ». Lui cuisine la mer, les souvenirs de ses grands-parents pêcheurs, les marées de Normandie. Comme tant d’autres, il n’accommode pas un produit, mais une histoire.
Il y a cette purée qu’on n’arrive jamais à refaire exactement comme sa grand-mère, ce clafoutis aux cerises qu’on apprend à cuisiner enfant et que l’on perpétue ensuite toute une vie, cette sauce un peu trop salée mais toujours attendue.
On ne se transmet pas seulement une recette : on hérite d’un rythme, d’un tour de main, d’un soin. Une chorégraphie invisible entre générations. Et souvent ce sont les gestes les plus modestes qui restent. Couper le pain, rincer le riz trois fois, glisser des carrés de chocolat dans un pain au lait.

La table comme scène d’un récit collectif

Même les séries télé l’ont compris. Dans Top Chef, les plats deviennent catharsis. Comme si l’assiette était un terrain de réconciliation, un champ de bataille apaisé par une réduction bien montée. Et si le Guide Michelin évoque l’émotion dans ses critiques, ce n’est pas une coquetterie : on goûte une histoire. 

Signe des temps : l’UNESCO a inscrit en 2010 le repas gastronomique des Français au patrimoine culturel immatériel de l’humanité ! Pour ce qu’il dit de nous, pour ce qu’il réunit. Faites l’exercice : demandez à cinq personnes leurs plats préférés, vous aurez cinq réponses, et autant d’histoires.
Parce que derrière chaque assiette, il y a un souvenir, une absence, une réconciliation. Un moment qui a compté. Cuisiner, ou l’art d’écrire la vie sans les mots.

Et si l’entreprise s’en inspirait ?

Après tout, un plat raconte une époque, une origine, une émotion – pourquoi pas une organisation ? Comme une signature olfactive, une culture culinaire peut incarner un récit collectif : le fromage français dit la patience et la diversité, le fast-food américain glorifie l’efficacité et l’abondance, la pizza margherita résume à travers ses trois couleurs – évoquant le drapeau italien – une histoire d’unité nationale.

De même, chaque entreprise porte une mémoire, des choix, un rapport au temps et aux autres. À travers un parfum, une matière, un repas partagé, elle peut donner à sentir ce qu’elle veut transmettre. C’est ce que montrent les travaux de Martin Lindstrom sur le « brand sens » (8) : une marque cohérente est une marque qui touche tous les sens.

Cette puissance des souvenirs gustatifs et olfactifs n’échappe plus aux marques. Des enseignes comme Nespresso l’ont parfaitement compris : dans ses boutiques, l’arôme de café fraîchement moulu ne relève pas du hasard, mais d’un protocole pensé pour évoquer l’élégance, la sophistication et la familiarité du rituel du café (9). On vend plus qu’un produit : une ambiance émotionnelle.

Dans une société en quête de repères, cette ambiance devient refuge. La saveur devient une stratégie. À table !

Margaux Foster

(1) Rachel S. Herz, The Scent of Desire: Discovering Our Enigmatic Sense of Smell, 2007
(2) Vignolles, A. Un Goût de Nostalgie : Liens entre nostalgie et consommation alimentaire, 2023
(3) Ibid
(4) M6 + Actu, Quentin (Top Chef) rend hommage à sa maman dans l’émission, mai 2025
(5) Saveurs Magazine, Pierre Gagnaire se confie avec émotion dans Top Chef, mai 2025
(6) Jean Pierre Corbeau et Jean Pierre Poulain, Penser l’alimentation, entre imaginaire et rationalité, juin 2002
(7) Le Figaro, « Ce qui m’intéresse dans la cuisine, c’est l’émotion » : Charlie Anne («Top Chef»), cuisinier par nature, juin 2025
(8) Martin Lindstrom, Brand Sense: Build Powerful Brands through Touch, Taste, Smell, Sight, and Sound, janvier 2005
(9) Spence, C. Leading the consumer by the nose: on the commercialization of olfactory design for the food and beverage sector, septembre 2015
Photos :
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