Culture

Succès des docu-séries sportifs : le pari payant de l’émotion

Les séries documentaires sportives de la plateforme Netflix réinventent le récit sportif en jouant sur l’émotion et l’immersion. Objectif : attirer de nouveaux publics, bien au-delà du cercle des passionnés.

Départ du Grand Prix de Bahreïn. Le pilote français Romain Grosjean prend un virage, dévie de sa trajectoire et heurte violemment la barrière. Sa voiture se disloque et s’embrase. Voix off, musique oppressante : « Il y a des moments où le silence tombe sur un circuit… et vous savez ce que cela signifie. »
Un montage au ralenti capture les visages stupéfaits des commentateurs et membres d’équipe. Les yeux écarquillés, les mains devant la bouche. Des jurons éclatent, les intercoms crépitent de supplications : « Est-il sauf ? » La gravité de la situation plonge les spectateurs dans une attente insoutenable. Chaque instant où Grosjean est piégé dans les flammes paraît durer une éternité.

Soudain, une silhouette émerge des flammes. Grosjean se dégage, sa combinaison en feu, sur une bande son digne d’un film d’action. Secoué mais vivant. Les spectateurs, tout comme ceux présents ce jour-là, poussent un soupir de soulagement. 

Les documentaires sportifs sur Netflix, un essor récent

Cette scène est l’une des plus marquantes de la série Netflix, Formula 1: Drive to Survive, mais aussi l’une des plus emblématiques de la façon dont la plateforme utilise l’émotion et l’écriture cinématographique pour accrocher son public. La série, qui en est à sa 6e saison depuis 2019, est la tête de file d’une lignée de documentaires sportifs qui ont renouvelé ou suscité l’intérêt pour des disciplines comme le cheerleading (1), le golf, le basket-ball… 

Drive to Survive a joué un rôle crucial dans le changement d’image de la Formule 1, un sport souvent critiqué pour sa dangerosité, sa forte empreinte carbone et son côté sexiste. 

Et pourtant. La série a réussi le tour de force d’attirer plus de 6,8 millions de téléspectateurs, contribuant à l’audience cumulée de la Formule 1 qui a atteint 1,55 milliard en 2021 (2). Non content d’élargir sa base de fans masculins, la série a touché un nombre croissant de jeunes et de femmes. Elle a également réussi à atténuer l’image élitiste qui colle à la F1, en explorant sa dimension humaine. Aux États-Unis, la F1 a rassemblé en moyenne près de 950 000 téléspectateurs par course en 2021, soit une augmentation de 56% par rapport à 2020 (3). De plus, une enquête réalisée en 2022 a montré que 53 % des adultes américains fans de F1 associent leur passion à Drive to Survive.

Qualifiées par le co-directeur général de Netflix, Ted Sarandos, de « programmes sportifs adjacents » (4), ces docu-séries mêlent habilement récits en coulisses, portraits, stratégies sportives et rétrospectives historiques. Pour Netflix, produire des documentaires sur le sport est beaucoup plus rentable que l’acquisition de droits de retransmission d’événements sportifs en direct.  

Une narration fondée sur l’émotion

Le succès de ces séries tient en grande partie à leur capacité à créer un lien émotionnel  entre les spectateurs et les athlètes, en nous confrontant à leurs luttes, à leurs défis intimes. Plutôt que de donner une vision abstraite du sport, ces séries s’articulent autour de personnalités comme Romain Grosjean, Daniel Ricciardo ou Lewis Hamilton, mais aussi Michael Jordan et ses coéquipiers dans The Last Dance.

Mais le succès de ces documentaires doit sans doute aussi aux techniques de production, parfois proches de celles du cinéma, qui renforcent l’intensité dramatique et l’émotion. L’utilisation de plans au ralenti et d’effets sonores immersifs donne aux téléspectateurs l’impression d’être plongés dans l’action.

La sophistication des techniques de narration employées, mêlant récits personnels, contexte historique et éléments thématiques pour créer des intrigues captivantes, joue aussi beaucoup dans ces succès. Cette complexité narrative ajoute de la profondeur à la série.
 

"Le succès de ces documentaires doit sans doute aussi aux techniques de production, parfois proches de celles du cinéma, qui renforcent l’intensité dramatique et l’émotion."

Ces récits émotionnels suscitent une empathie pour les athlètes. Ils font appel à notre besoin profond de connexion et de compréhension. Nous avons besoin de héros auxquels nous identifier, qui incarnent les luttes qui nous taraudent. Ils nous offrent un miroir à travers lequel nous pouvons explorer nos valeurs, nos peurs et nos désirs.  

Signe de ce succès, les articles écrits sur les épisodes consacrés à des joueurs spécifiques ont été lus en moyenne 1,2 fois plus que les articles sur le documentaire en général. Nick Kyrgios, mis en lumière dans Break Point, a vu l’intérêt suscité par son actualité multiplié par six, non en raison de ses performances, mais grâce à sa personnalité et son histoire. Le golfeur Joël Dahmen, malgré des résultats modestes, a capté l’attention des fans après Full Swing pour les mêmes raisons. (5)

 

Les documentaires sportifs de Netflix élargissent, fidélisent leur public et renforcent le sentiment de communauté des supporters.  Après la série « Tour de France : Unchained », CyclingNews a rapporté que l’année dernière, un quart des fans qui sont venus voir la course sur le bord de la route découvraient le Tour pour la première fois. L’audience est en hausse chez les 15-24 ans et 54 % des nouveaux fans lors du passage du Tour étaient des femmes l’année dernière. (6) 

Résultat : une augmentation des ventes produits dérivés et de la fréquentation des événements sportifs. La Formule 1 est l’un des sports dont la croissance est la plus rapide au monde. Rien qu’en 2022, le sport a généré des revenus totaux de 2,5 milliards de dollars, contre 1,8 milliard de dollars en 2018 avant la sortie de la série (7). Une enquête annuelle auprès des amateurs de sport en ligne a montré que Netflix est la principale plateforme over-the-top (OTT) utilisée pour regarder du contenu sportif. Le streaming aussi a sa F1. 

Harry Pataudi 

(1) Le cheerleading, ou la claque en français québécois, est une activité au cours de laquelle les participants, appelés « cheerleaders », encouragent l’équipe sportive qu’ils soutiennent par différentes interventions allant du simple slogan à une chorégraphie très physique.
(2) “How are sports documentaries changing the game for new audiences”, SportCal, le 9 mars 2023.  
(3) Ibid
(4) “Netflix is Reinventing Sport”, Medium, 28 novembre 2023.
(5) “Netflix’s Impact on the World of Sports”, Memo, le 13 juillet 2023.
(6) “The Netflix Effect on the Tour de France Is Real and Fantastic”, Bicycling, le 9 janvier 2024. 
(7) “Inside the Making of Drive to Survive, Netflix’s Still-Booming Formula 1 Hit”, GQ Sports, le 4 mars 2024. 
Photo : Dulant Pang / Unsplash